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Canari [Spectres d’Ange Leccia] (WIP)
Vidéo, sonore, 45min42 (photogramme)

La plage de Nonza (Capicorsu) est connue pour ses galets noirs issus des pierres rejetées par la mine de Canari, l’une des plus grosses usines d’extraction d’amiante exploitée par la France, et active dans la région jusque dans les années 1960. Découvert en 1898, le gisement a été exploité à son plein potentiel de 1949 à 1965 par une filiale d'Eternit qui, à la date de sa fermeture, occupait 300 personnes. Les installations doivent être démolies à partir de l'automne 2025. Les galets échoueront sur la plage pour former un banc, et, “rincés” par la mer et les années, seraient aujourd’hui inoffensifs. Car la dangerosité de l’amiante (anciennement asbeste) est connue depuis l'Antiquité : Pline l'Ancien l'évoque chez les esclaves romains, il décrit ses propriétés remarquables, notamment sa résistance au feu, mais il évoque aussi les dangers liés à son utilisation. Dans Histoire naturelle (Livre 36, Chapitre 19), il explique que les esclaves travaillant l'amiante souffrent de graves problèmes de santé en raison de la poussière qu'ils inhalent. Il parle d’un tissu fabriqué à partir de l’amiante et note que pour le nettoyer, il suffisait de le jeter dans le feu, ce qui brûlait les impuretés sans endommager le matériau. L'inhalation de fibres d'amiante est à l'origine de l'asbestose (fibrose pulmonaire) ; de cancers broncho-pulmonaires, ainsi que de cancers de la plèvre (mésothéliome), de cancers du larynx et des voies digestives10.Pourtant, un projet porté par la société Aurania, immatriculée aux Bermudes, prévoit d’extraire près de 35 000 tonnes de minerai, composées principalement de nickel, de cobalt et de cuivre, avec une présence éventuelle de fragments d’or, permettant de produire environ 1 million de batteries de véhicules. Sur le plan financier, le projet pourrait rapporter plus de 450 millions d’euro. Dans un contexte international tendu autour de l’extraction des ressources naturelles, le groupe politique Nazione, ayant mené une action contre l’exploitation des plages de Nonzu et Albu en janvier 2025, établit un parallèle avec la situation en Kanaky, où les populations natives ont refusé le “pacte nickel”proposé par l’État français, le qualifiant de “pacte colonial”

Pourtant, cette plage, loin des enjeux géopolitiques miniers, connaît sa gloire à l’image dans le silence de ses galets. Tout d’abord dans les guides et cartes postales, les touristes venant y inscrire au galet blanc des formes et textes dans le sable. Puis, en 1991, c’est le monde de l’art qui la connaîtra par la très célèbre vidéo devenant signature d’Ange Leccia, La mer (1991, 45’42), où le mouvement en boucle quasi hypnotique sera vanté comme une nouvelle forme d’“extraction”, celle de l’image au lieu, formant un processus imaginaire “déterritorialisée”. Mais, aujourd’hui, en tant qu’artistes corses questionnant notre historicité, devons-nous préserver le silence de ces galets “rincés” de leur radioactivités, rendus muets jusqu’à l’image, qui trouvent aujourd’hui un nouveau rôle, témoignant de l’exploitation néocoloniale des ressources rares. Alors dans cette actualité, le concept d’ “aura” benjaminienne évoqué par Fabien Danesi, ramenée à la pensée de l’historialité et de la reproductibilité industrielle, mais aussi, par cette plage, à la dangerosité de l’amiante, ne nous ramènerait-elle pas aujourd’hui, dans l’image et dans la pierre, à la question de la toxicité, et plus généralement, au concept de Pharmakon : à la fois remède et poison (de la pharmacologie de l’image pourrait-on dire), mais aussi le rituel sacrificiel. Car de sacrifice, il s’agit de celui, d’abord, du mouvement, et ensuite, dans un monde saturé, de l’image : aujourd’hui, est-ce qu’il nous revient de préserver l’onde mouvante d’Ange Leccia, cette illusion détruisant ce rapport hic / nunc où l’image s’extrait de son empreinte géographique, détruisant par dans le même temps les enjeux géopolitiques dépassants l’exclusivité de l’expérience esthétique, ou alors, il nous revient, face aux enjeux écologiques et coloniaux touchant à la fois la souterraineté et la souveraineté, de questionner cette nouvelle fixité comme la possibilité d’un arrêt face au réel, une manière de se dépouiller l’illusion. Parlons alors de “sismographie” : chez Aby Warburg, Walter Benjamin — attentif aux résonances visuelles et émotionnelles entre différentes époques mettant en lumière les continuités et les ruptures du langage des images — perçoit dans son approche comme une méthode capable de capter les secousses profondes de la mémoire culturelle et des formes visuelles à travers le temps. C’est donc attentif à ces secousses réitérées de l’histoire que notre attentivité se doit désormais d’être concentrée, dans notre rapport référencé de l’image spéculative, à la mémoire de la pierre.

Retournant alors sur les pas d’Ange Leccia, à l’aube de la destruction de la mine et de la réexploitation des produits du gisement, retrouvant son point de vue et son inclinaison, je filme cette plage dont les traces des moouvements des vagues sur le sable deviennent photographiques à leur tour, une “poussière” fixe d’un temps passé attestant de la fin d’un mouvement, concentrant en son sein la crise benjaminienne que provoque l’image fulgurante, l’explosion des temps dans l’expérience de la/leur recontre. Désormais dans l’image, les vagues, privées du souffle de la tempête, demeurent en arrière-plan et ne parviennent à faire image, échouent au processus esthétique de l’extraction, nous fixent au réel, et sur le sable ne gisent alors que les ruines sédimentaires colorées des vagues d’Ange Leccia, quelques fragments de textes clandestins visibles depuis la tour, et le son continu du “rinçage” de la toxicité, prenant à leur tour la forme des traces d’une explosion. Depuis cette plage, il s’agit alors de retrouver le filon d’images et de pierres qui contamine notre actualité.




Annexe : Fabien Danesi à propos de La mer d’Ange Leccia (1991) 

Jamais la mer ne se retire (11 Juil - 07 Sep 2014)

« C’est un motif naturel, simple, épuré : la mer Méditerranée. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un paysage. À la faveur du basculement de la caméra à 90 degrés lors de l’enregistrement, le rivage ne s’observe plus dans sa relation privilégiée avec la ligne d’horizon. Il s’élève de manière inlassable, insistant sur la verticalité de la prise de vue. Ce renversement met en valeur la planéité de l’image. Manière de libérer le spectateur du point de vue centré qui caractérisait la perspective albertienne. Il est ici face à une représentation quasi abstraite, un mouvement plastique, une matière. Il n’est plus assigné à une position unique : si le spectateur perd ses repères, c’est pour mieux réduire la distance et se réapproprier l’espace vidéo. La mer est déterritorialisée. Elle pourrait avoir été filmée sous d’autres latitudes que celles de la Corse. Peu importe. Car elle s’ouvre avant tout à un imaginaire. En dehors de tout ancrage géographique, de toute pesanteur.
L’écume dessine des formes qui se transforment sous l’emprise du ressac. Le balancement régulier de la mer agit comme un palimpseste. Les figures écrites par la mousse blanche apparaissent et s’effacent, presque dans le même instant. Elles ne sont que la mesure du temps. Sans début, ni fin, la boucle vidéo intervient sur un rythme hypnotique, celui où la répétition et le changement se fondent en un seul élément. Mer devient une machine d’enregistrement, un sismographe organique, qui rend compte des variations infimes de la nature. Elle cherche à épuiser l’image qui se régénère dans son roulis incessant. De fait, Mer est de l’ordre de l’onde : un va-et-vient, une oscillation. Elle entretient une véritable complicité avec l’énergie qui parcourt le monde. Allégorie de la vie, le flux marin renvoie aux battements lumineux visibles dans de nombreuses oeuvres d’Ange Leccia. Ce flux silencieux met au diapason le cours de l’existence et la pulsation de la nature. Il est un pouls qui ne s’entend pas mais s’observe.
Pour autant, le son n’est pas complètement absent. Il est plutôt en réserve. Et s’inscrit à même la rétine du spectateur sur un mode virtuel. Mer appelle en effet l’ensemble des sens, et non uniquement l’oeil. Car la contempler serait la réduire à un motif décoratif. Il faut au contraire la toucher avec la pupille dans une perspective haptique. Cette dimension est propre aux substances pourvues d’une aura, « apparition d’un lointain – si proche soit-il », pour citer la phrase canonique du philosophe Walter Benjamin. Ce n’est donc qu’à cette condition que Mer s’anime pleinement. Pour se métamorphoser aux yeux du spectateur en une enveloppe, un magnifique tégument.»



Mark


PER CORPO RIBELLE LASCIAI IL MIO DIO OR PIANGI CUOR MIO LA TUA CECITÀ.