PRUGHJETTI    WIP    RICERCA    U SCODDU

Le projet Lucciole trouve son point de départ dans la légende d’A Spusata. Cette légende nous raconte l’histoire d’une fille miséreuse se mariant à un noble prince, pétrifiée par sa mère suite au “vol” du racloir à pétrin maternel pour sa dote ; pétrifcation qui signerait la fin de la transmission du récit et de la technique à travers le symbole de la préparation du pain devenu impossible. Ce mythe prétrificateur, très largement répandu dans l’imaginaire topographique corse avec de multiples variantes, expliquerait la formation rocheuse près de Vicu ou de Foce Bilzese : l’épouse et sa suite, venus récupérer le pétrin, devenus montagnes. Ainsi le granite, matériau principale de l’architecture vernaculaire de l’Alta Rocca, est placé au centre de cette recherche. Granite qui, par sa nature radioactive et toute à la fois friable, est également un moyen d’interroger les flux, touchant autant au récit et à la mémoire : au “souffle”. Le prétexte granitique permet de nous arrêter sur ces lieux et modes de vie — intérêt qui se prolonge dans les activités du collectif U SCODDU —, sur ces espaces de passages et de transmission, ces espaces de flux et d’arrêts, sur ces espaces sensibles ou devenus sensibles qui accueillent nos paroles, nos mémoires, nos imaginaires. Et ainsi est questionnée la modification à la fois de de l’architecture et de nos espaces urbains — illustrée par la disparition du granite dans notre construction vernaculaire — et à la fois les modifications de notre imaginaire commun à travers la modification du paysage.

Cette perception du paysage sera au centre du programme d’action régionale pour la Corse [PAR] qui sera adopté par un arrêté interministériel du 2 avril 1957, qui amènera la création de la SOMIVAC (Société de Mise en Valeur Agricole de la Corse) et de la SETCO (Société d’Équipement Touristique de la Corse). Les initiatives de ce programme se concrètiseront par une répartition discriminatoire des terres agricoles donnés en majorité notamment aux rapatriés d’Algérie, amenant une mécanisation agricole inédite dans les années 1960 ; et une massification touristique à partir des années 1970 qui amènera un investissement immobilier d’ampleur dans les zones littorales et péri-urbaines, bien que parfois interdites à la construction. Et c’est bien cette altération dans la perception du paysage qui amènera les premières révoltes institutionnelles, puis les grandes actions violentes des différentes structures politiques, clandestines ou légales, actions qui se regrouperont principalement au sein du FLNC à partir du 5 mai 1976 jusqu’à aujourd’hui encore.


Ainsi, depuis la ferme d’Olva et le village de Granaccia où j’ai grandi, prend forme cette étude itinérante de la Corse par ses brillances, ces points de scintillement qui semblent nous appeler à ralentir notre regard pour l'activer, l'éveiller, mais aussi tenir le récit flottant avant qu'il ne sombre ; ces éclats que l’on retrouve dans ces pierres, à la fois talismans et supports de mémoire : magnétite, diorite orbiculaire, obsidienne, hématite, etc. Et cette recherche s’active alors dans cette charge de la roche et du minéral, dans la polyphonie du paysage géologique et la réponse du récit à la forme, dans l’expérience du conte devenant expérience de conteur, par les images cette fois-ci, dans ces espaces de résistance. Mais aussi, dans la réponse, celui du souffle radioactif, depuis le granite ou le nuage de Tchernobyl. Et ce surgissement du corps dans l’obscurité par cette lettre de jeunesse de Pasolini dans laquelle un historien des images, Georges Didi-Huberman, y voit un appel à la survivance de nos images en même temps que les forces cachées se battant contre l'obscurantisme néofasciste : une attention à la respiration. Ainsi se façonnera notre regard sur l'île de la Gorgone, une lutte contre ces figures de l'anti-prosopon (l'anti-regard, Françoise Frontisi-Ducroux) pétrificatrices, mais aussi des mythes de pétrifications eux-mêmes évoquant les puissances divines et profanes, ainsi que les premiers recouvrements chrétiens du paysage par le biais de sa lecture et du récit.

Le terme Lucciole est directement inspiré des écrits de Pier Paolo Pasolini sur ces lueurs qui nous guident face à la disparition des cultures populaires.



“J'habite un monde sans trace et seule reste la mémoire de mon souffle.”
PROVERBE TOUAREG

“Je pleure un monde qui est mort, mais, moi qui le pleure, je suis vivant.”
Pier Paolo PASOLINI, La nouvelle jeunesse, Poèmes frioulans (1941-1974)




Lucciole

Tirages photographiques
2021 —



Granaccia / 2021
    Tirage jet d’encre, format variable



“En 1941, Pier Paolo Pasolini envoyait une lettre à son ami Franco dans laquelle il lui raconte l’apparition des lucciole dans une nuit sans lune à Bologne, lui évoquant certaines présences féminines dans l’obscurité de la salle de cinéma, l’amitié et l’amour ; mais aussi, et bien plus, un appel, une irradiation des corps, des désirs et des joies, une lueur d’innocence et de résistance durant des temps si troubles. Il déplorera leur disparition trente ans plus tard, comme métaphore des cultures populaires submergées par les lumières du néo-fascisme qui ne permettent plus de voir les signes qui nous sont adressés depuis l’obscurité, une perte des lueurs dans la nuit.   
Un nuage venu de l’Est de l’Europe devait s’arrêter à la frontière sans aucune pastille d’iode à distribuer, ni arrachages ni abattages ; une personne alors en charge de la propreté du Rizzanesi raconte qu’il fallait voir cette nuit-là le fleuve scintiller, comme si des milliers de lucioles nageaient à l’intérieur, un émerveillement face à cette lumière qui causerait cancers et autres pathologies thyroïdiennes. Un champ de lucioles qui brillait aux lueurs des morts à venir, qui eux-mêmes, de passages, passeraient par ces cours d’eau qu’ils illumineront, dans une dernière procession post-mortem.”


“Chì tù ferma à u locu” — Fragment I,  issu de Chì tù fermi stampata


Paradisu

Édition photographique
2021-2025





Olmiccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Santa Lucia di Tallà / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Granaccia / 2021-22
  Tirage jet d’encre, format variable


Granaccia / 2021
  Tirage jet d’encre, format variable




Pantanu / 2021
  Tirage jet d’encre, format variable



Olva / 2021
    Tirage jet d’encre, format variable



f
Olva / 2021-22
    Tirages jet d’encre, formats variables



Santa Lucia di Tallà / 2022
    Tirages jet d’encre, formats variables



Granaccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable



Granaccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable

Sartè / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable




Olmiccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Granaccia / 2022
    Tirage jet d’encre, format variable




Sartè / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable



Bavedda / 2022
  Tirages jet d’encre, formats variables



Olmiccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable

Sartè / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable

Sartè / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Altaghjè / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable



Livia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Granaccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Ulmiccia / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable

Prupià / 2022
  Tirage jet d’encre, format variable


Le granite rejette en continu du radon-222, un gaz radioactif qu’aucune lumière ne signale, un souffle mortel insensible et pourtant effectif. Le granite compose nos montagnes et nos maisons, embaumé par nos mythes et nos coutumes ; ce granite qui intègre notre être et contamine nos corps, nous pétrifiant dans la même occasion, êtres minéraux de la terre des pétrifications. Et si nous pouvions sentir son souffle, son expiration, son haleine aux relents des oublis de l’histoire, la déposer sur un fragment de monde pour enfin le voir briller, par contamination, relancer la brillance de ces récits tombés dans l’obscurité des couches souterraines de la mémoire.
De ces sources qui passent sous notre ferme scintillent des paillettes d’or détachées du granite et qui s’amoncellent sur les parois des réservoirs et dans les tuyaux, elles s’accumulent pour enfin se distinguer du regard. Car il arrive que dans nos mains mouillées nous surprenne une lueur, trop petite pour en saisir les formes, mais systématiquement brillante, avant de continuer son chemin vers les couches de la terre. Une redistribution à chaque fois réitérée, le geste qu’elles arrêtent, celui qu’elles provoquent, un arrêt dans le flux de ces sources, une suspension du regard, une exclamation.






Cavallu Mortu / 2022-24
    Tirages jet d’encre, format variable



Chialza / 2022
   Tirage jet d’encre, format variable



Livia / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable


Granaccia / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable



Sartè / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable


Livia / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable


Bunifaziu / 2023
    Tirages jet d’encre, formats variables


Sartè / 2023
   Tirage jet d’encre, format variable



Olmiccia / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable



“Un mythe explique la silhouette d’une femme à cheval formée sur une montagne près de Vicu : a Spusàta. Una ghjastema prononcée par une mère trahie par sa propre fille, Maria Ambiegna, ses cheveux encore ramassés et enroulés autour de la nuque. Le jour de ses noces, bergère devenue dame de Cinarca, Maria pour sa dot dépouilla sa mère misérable jusqu’au racloir à pétrin, qui la privait alors de la fabrication du pain, de sa condition. Fille au cœur de pierre, chì tù fermi secca — ou chì tù fermi à u locu selon les versions. Le rocher et la Gorgone, au nom du pétrin, du bois mort, de la lessive, de la farine, du fucone. Le pain était affaire de femme, il se transmet, comme la prière : voler le pétrin était rompre le cycle de la technique depuis la Sybille, rompre avec sa condition sociale, et dépouiller sa mère de la Production : la transmission ne peut aller avec la honte des siens. Filles honteuses qui ne seront jamais femmes, figées sur le seuil, vos voiles forment nos cascades et brillent dans l'assourdissement de votre repentance, et tant de Niobé devenues reines dans le roc. Une pétrification comme punition que l’on retrouve au bord du Rizzanesi avec ces deux stantari décris par Mérimée, punis cette fois par u Signori lui- même en conséquence de leur serment brisé. Terre de Gorgones.”





Aiacciu / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable



Corti / 2024
    Tirage jet d’encre, format variable





 Casanova / 2024
    Tirages jet d’encre, format variable



Casanova / 2024
    Tirages jet d’encre, format variable




Quenza / 2024
    Tirages jet d’encre, format variable



Granaccia / 2025
    Tirages jet d’encre, format variable


Sartè / 2025
    Tirages jet d’encre, format variable


Alors que nos coutumes et mythes s’effritent dans la perte de l’oralité, demeurent ces formes granitiques porteuses de notre imaginaire, détentrices de mémoires, support de la parole et de la vertu. Documentaire dans un sens. Regardons ces objets silencieux comme des morts toujours en vie devenir les activateurs passés de notre regard, pour interroger l’image qu’ils convoquent dans cet espace insulaire. Face à ces figures, face à l’oubli, face à la tempête, par un geste, une éclaircie. Des images logées dans la roche pour qu’elles se fassent, une gestation minérale, pour qu’elles brillent, encore. Des images qui nous figent, nous hantent, nous pétrifient à leur tour. Pensons à cette ghjastema, une cristallisation nous renvoyant autant à la pétrification qu’à cette surface argentée qui se forme sur le film plastique, un assèchement du réel sans aucun mouvement ni son, comme la main de Salomé incrédule qui s’assèche et renaît dans la foi, une réponse à cette expiration de réalité que nous voyons défiler, une image comme un appel, chjama, une image comme rispondi, tantôt rêche tantôt scintillante, de la mémoire et des corps, des gestes et de la parole. Chì tù fermi stampata. Désormais, tu seras image, ma fille, dévoilée, et ton visage couvert de lichen au voile de chlématite jamais décomposé, apparaîtra à tous.




U SCODDU

Images réalisées avec le collectif U Scoddu (depuis 2022)
 


Sartè (u Grecu) / 2023
    Tirages jet d’encre, format variable



Sartè / 2023
    Tirages jet d’encre, format variable




Sartè (Arridavu) / 2024

    Tirages jet d’encre, format variable



En Corse, les premières traces de foyers proches d’a zidda (foyer de maison dit aussi fucone), permettent l’hypothèse d’accueil d’ i manghjarii, des repas funéraires existant encore jusqu’à récemment, mais aussi des circulations funéraires sur les couronnes en terre battue que l’on retrouvera dans u caracolu (circombulation funéraire) ou a granitula (procession circulaire symbolisant la fin d’un cycle et son recommencement). François de Lanfranchi suggère même que la croyance en l’existence d’un monde imaginaire où se réfugient les morts durant le Néolithique est commune avec le christianisme. Si au Néolithique ancien, vivants et morts cohabitent dans le même espace, au Néolithique moyen le « vivant » construit « l’habitation » (totalement ou à partir d’un site naturel aménagé comme un abri sous-roche) du défunt en l’éloignant de l’espace de vie. Mais plus qu’être une simple demeure, il s’agit bien d’un lieu de culte en lien avec des cérémonies. On retrouve également une pratique de l’offrande contenue dans des vases ornés, retrouvés dans des sépultures.  Il faut noter également la présence de cercles mégalithiques sur plusieurs sites, qui ne sont pas à éloigner de la conception du monde chez les Néolithiques, et que l’on peut associer symboliquement dans la circularité de l’aghja (l’aire de battage du blé) avec u tribbiu (bloc de pierre tiré par les bœufs) au centre, mais aussi des conceptions circulaires de l’insularité  telle qu’elle a été pensé par les Grecs (Sylvie Vilatte) à travers la symbolique de l’omphalos notamment (le nombril). De fait, les complexes mégalithiques sont inclues dans un cercle, et cette circularité, qu’elle soit matérielle ou volatile, s’avère être au cœur d’une symbolique rituelle extrêmement répandu, surtout dans le domaine pastoral, et ce dès l’analyse des sépultures et cérémonies funéraires
 


Cumpulaccia / 2023
    Tirage jet d’encre, format variable



Lucciole / 2022     Édition photographique, 144 pages, impression laser et couverture jet d’encre , 22 x 25 cm

Mark


PER CORPO RIBELLE LASCIAI IL MIO DIO OR PIANGI CUOR MIO LA TUA CECITÀ.