Durant l’Antiquité, les Grecs connaissaient l’Île [nésos] en opposition au Continent [èpeiros], mais ils n’avaient pas de mot désignant le concept d’insularité. Alors, ce concept, ils le définissaient en métaphore, à partir du bouclier principalement : de la surface son dôme central élevé, le cuir en périphérie vers le bord et l’encerclement qui la tend. Le concept d’insularité procède donc pour le Grec d’une série d’images qui ont entre elles des liens d’analogie : l’île, le bouclier, le nombril, la coupe (Sylvie Vilatte), mais aussi la roue, la mamelle, la tour, le tumulus. Il y a dans la pensée de l’insularité une ontologie focalisée sur le principe la structure atomique, cellulaire et cosmique. L’île est désignée par le rapprochement avec le nombril [omphalos], l’omphalos qui est également un bétyle, une pierre sacrée située dans le temple d’Apollon à Delphes considérée comme le centre du monde. L’omphalos est entouré de bandelettes et dévotement arrosé d’huile, il se dresse près du chasma, et sur lequel s’assoit la pythie qui va prophétiser ; c’est un symbole de la puissance fécondante de la terre, dépassant même le monde matériel. Dans le catholicon de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, un vase de marbre rose contient une pierre ronde marquée d’une croix également appelée omphalos.
De l’analogie avec l’omphalos, l’île se définit également comme un espace de rites par son lien avec l’élévation verticale montagneuse en son centre, un espace de seuil entre le sacré et le profane, un espace de la naissance et du passage des jeunes hommes [kouroï]. Le concept d’insularité, dans la poésie homérique, se définissait comme la conception d’un paysage harmonique total dans lequel puiser l’inspiration de la cité idéale, fondée sur les facteurs d’union empruntés aux rites initiatiques, à la forme du chœur et ses circambulations. Et toujours ce même mouvement granitulaire messianique. Ainsi prirent formes les prémices de la gouvernance, dans la différenciation entre l’archipel et l’île, dans la répartition et l'unification de la terre en cercles concentriques que l’on retrouve dans le bouclier d’Achille offert par Héphaïstos, et, proche de nous, que l'on retrouve dans la structuration de l'espace villageois corse décrit par Dumenicantone Geronimi : a casa, a piazza, u paese, u circulu, e cunfine.
Dans cet espace circulaire support aux rites et à l’élévation, dans cette aire circulatoire, comment ne pas penser à l’aghja, l’aire de battage du blé, un espace lui aussi sacré d’où naît la farine et le chant. Et, pour rejoindre cette pierre centrale grecque, comment ne pas penser à son tribbiu ovoïdal élevé comme un nouvel omphalos. Signé puis élevé, il crée la matière depuis Son corps, il crée l'univers cosmique. L’aghja (aire de battage, parfois aria ou arghja) circulaire est le lieu où se pratique a tribierra, le battage du blé, pratiquées désormais seulement par pédagogie ou nostalgie. Les outils du battage (tribbii, coppii, pali) possécdaient eux-mêmes une valeur sacrée par leur importance symbolique dans le christiannisme : celle de la confection du pain de blé, valant comme corps du Christ. L’aghja était elle-même un espace d’une importance capitale, tant dans l’expression chantée que la confection du pain sous la chaleur du zénith de l’été, mais aussi les batailles mazzeriques (i mandrachi). C’est donc un objet qui possède une importance à la fois magique et eucharistique, matérialiste et métaphysique, rituelle et initiatique.
Si la pierre demeure un temps encore, l'usage est lui perdu, définitivement, et l'horizon, lui aussi, perdu, définitivement. En grec, l'horizon se dit horizôn (kuklos, cercle) qui borne la vue, de horizein, limiter , dérivé de horos, borne, limite. Voilà, tout est question de cadre, de limite ; on regarde un cercle depuis un cercle, un cercle qui en regarde un autre ; on regarde une île depuis une île, une île qui en regarde une autre. Comme si la définition de l'insularité passait par l'ubiquité circulaire, de proche en proche, par contact. L’aghja est alors triplement circulaire : dans la pierre, dans l'horizon, dans les pas des batteurs du blé. Mais la circularité, celle de ces aires et en même temps celle des villages, a aujourd’hui disparu, sous un maquis dense souvent, dû à une modification de nos espaces urbains et de nos pratiques agricoles.
En réponse à cette disparition de la circularité et de la circulation, le projet Omphalos est une série d’installations faites d’Aghja [insularités] et de Tribbiu [centres du monde] inspirée du cercle insulaire initiatique et rituel, installations qui prennent place dans l’espace d’exposition. Chaque Omphalos devient, en tant qu’œuvre, tout autant un espace-archive qui pousse à la circulation et au questionnement face à ces structures et pratiques disparaissantes déplacées dans l’espace de l’art ; mais également un espace d’arrêt d’où proviennent des récits en lien avec son environnement, formant un nouvel ensemble parergonal, une nouvelle latence grantique. Cette série d’espaces se situent dans la continuité des théories de l’art relationnel et archipélique, une création de nouveaux réseaux initiatiques face à la crise du récit et de l’expérience.
“Le cercle insulaire, bout du monde reproduisant l'encerclement d'Okéanos, et la surface insulaire, circulaire et centrée à l'image du bouclier qui symbolise à merveille les cercles lieurs des rites d'agrégation, offrent par nature un support idéal aux pratiques initiatiques d'une seule cité ou de petites communautés utilisant successivement ou en commun les possibilités du territoire insulaire. Ainsi s'élabore dans la poésie homérique une cité idéale fondée sur les facteurs d'union empruntés aux rites initiatiques.”
Sylvie VILATTE, L’insularité dans la pensée Grecque, Les Belles Lettres, 1991, 243 p.
“Déterminer d’abord un étant dans son être, poser ensuite, sur la base de cette détermination, la question de l’être en général, est-ce rien d’autre qu’un cercle ?”
Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit (Être et Temps), 1927, Gallimard, 1992, 600 p.
Omphalos
Série d’installationsPièces non activée
Omphalos (aghja) / Pièce non activée
Cercle de blocs de granite sur le modèle de l’aghja (aire de battage), intérieur.
Avec mon père, nous avons nettoyé l'arghja de Cinnaraghja — l'âtre en français. Depuis l'espace de battage, on ne peut plus voir l'horizon, ou alors il faudrait abattre sur vingt mètres les arbres autour, arracher ronces et salsepareille indéfiniment : sans répit le maquis prend l'espace vide et le remplit, destin du circulu pré-villageois.
“Omphalos” — Fragment III, issu de Chì tù fermi stampata
Cercle de blocs de granite sur le modèle de l’aghja (aire de battage), intérieur.
Avec mon père, nous avons nettoyé l'arghja de Cinnaraghja — l'âtre en français. Depuis l'espace de battage, on ne peut plus voir l'horizon, ou alors il faudrait abattre sur vingt mètres les arbres autour, arracher ronces et salsepareille indéfiniment : sans répit le maquis prend l'espace vide et le remplit, destin du circulu pré-villageois.
Aucun intérêt, on trace juste le passage et on l'entretiendra pour l'arghja et le bois, sinon dans vingt ans tu recommenceras. Je l'ai connu propre ce terrain déjà. Si on ne fait rien, ça sera pareil.
La pierre demeure un temps encore, l'usage est lui perdu, définitivement, et l'horizon, lui aussi, perdu, définitivement. En grec, l'horizon se dit [horizôn (kuklos)], (cercle) qui borne la vue, de [horizein], limiter , dérivé de [horos], borne, limite. Voilà, tout est question de cadre, de limite ; on regarde un cercle depuis un cercle, un cercle qui en regarde un autre ; on regarde une île depuis une île, une île qui en regarde une autre. Comme si la définition de l'insularité passait par l'ubiquité circulaire, de proche en proche, par contact.
L’arghja est triplement circulaire, dans la pierre, dans l'horizon, dans les pas des batteurs du blé. Triplement circulaire, et seulement deux de ces cercles- îles peuvent connaître leur régénérescence, mais l'une, la dernière, humaine, volatile, a disparu, sans retour.
“Omphalos” — Fragment III, issu de Chì tù fermi stampata
Étude : dessin digitale (tribbiu)

Étude : image générative de préparation (aghja)
