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-> CHÌ TÙ FERMI STAMPATA
Projet de recherche-création questionnant les rapports entre image et insularité à travers le cas de la Corse et l’histoire de l’art. Commencé en 2021, il se compose en apophtegmes, des textes courts qui forment l’ensemble.
Le livre Apophtegmes réunit les textes et le Parergon le carnet de notes avec les intentions, les citations et le lexique, les annexes l’index des concepts et la bibliographie. Le livre Révocations est un travail autour du texte qui resurgit par le commentaire (à venir).
︎ Apophtegmes (pdf)
︎ Parergon (pdf)
︎ Révocations (Da vena)
Chì tù fermi stampata (litt. Que tu restes figé, imprimé, pétrifié) est un mémoire de recherche se composant en deux livres rapprochant les concepts d’insularité et d'image. Le Livre I Apophtegmes est une manière de penser ces deux corps par analogies regroupées en textes courts fragmentés et utilisant plusieurs modes de discours, tandis que Livre II Parergon est un corpus réunissant lexique, index, articles et annexes entourant leur compréhension. Le premier livre, composé de trois parties, est l’espace de la restitution formelle de la recherche, et le second la restitution du contenu de la recherche qui amènent la création du discours. Ces deux livres répondent à une même volonté : la proposition d’une définition comparée de l’insularité et de l’image par l’expérience de leur épreuve respective. Ce sont deux concepts qui résistent particulièrement à leurs tentatives de définition, et demandent souvent le recourt à des cadrages conceptuels et historiques. Ils sont pourtant essentiels dans la compréhension de l’art par l’héritage commun qu’ils possèdent avec le rite comme mode de canalisation du Réel et son flux (E. Benveniste), une réduction conceptuelle intelligible mais particulièrement dense. Il s’agira donc de reprendre la méthode Grecque pour s’en saisir : l’analogie ontologique, ou ce que l’on pourrait appeler la définition relationnelle.
Notre raisonnement est amorcé par le postulat que la crise de l'image occidentale serait une crise du seuil après la mort de Dieu avancée par G.W.F. Hegel, amenant une crise de la fonction : il s’agira d’aller à la recherche des concepts latents, voilés ou occultés par la religion chrétienne — notamment par le concept d’incarnation trinitaire —, mais aussi les restes de cette dernière dans l’image contemporaine. La mise en relation avec l’espace insulaire, lui-même opérant dans le registre des seuils, servira d’espace d’étude ; étude qui trouve en point de focal le territoire corse dont je suis issu. Ce territoire qui est passé pendant longtemps pour terra incognita (M. Caisson) du fait d'une transmission orale très peu étudiée jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L’histoire de l’île, éloignée géographiquement et politiquement des centres successifs du pouvoir d’État, les documents de la puissance publique pertinents sont rares, et elle ne fut longtemps fixée qu'à partir de chroniques médiévales proches dont le premier fut Giovanni della Grossa : les premiers documents écrits produits en Corse ou sur la Corse sont relativement tardifs, et nombreux à partir du xive de notre ère seulement, souvent basés sur des témoignages à distance. Et ce flou durera jusqu’à la victoire du positivisme scientifique dans les sciences humaines, qui feront émerger les premiers historiers dont Xavier Poli et Pierre-Paul Raoul Colonna de Cesari Rocca, qui ont arraché l’île de son seul « âge théologique » (A. Comte). L’archéologie, sujette à des difficultés qui lui sont propres — hasard des découvertes de sites, nécessité de concordances des propriétés de conservation des éléments, insuffisance des financements et urgence de l’intérêt des utilisateurs dont les promoteurs — a pourtant abouti depuis un demi-siècle à un tableau d’une grande précision en ce qui concerne la Protohistoire, aidée par l’apparition de techniques nouvelles (Carbone 14, palynologie, thermoluminescence, etc.) et l’analyse comparée avec d’autres territoires. Mais ceci n’est pas le cas pour les périodes romaines, de l’Antiquité tardive et du haut Moyen-Âge, plus pauvres en découvertes. L’écriture est donc souvent moins éloquente que les sites étudiés et interprétés par les pré et proto-historiens, et ce malgré les premiers écrits d’auteurs grecs ou latins, souvent des géographes ou des littérateurs basés sur des rumeurs invérifiables. Pour autant, ils ne sont jamais tout à fait muets, et possèdent un sous-texte latent.
Il s’agissait cette fois-ci de mener une archéologie dans l’imaginaire insulaire, archéologie au sens où l'entendait G. Agamben : à la fois une étude stratifiée des origines, mais aussi des principes qui ordonnent une structure donnée. Car la Corse est un territoire où s’accumulent multiples influences culturelles, principalement issues du bassin méditerranéen, par le grand nombre de peuples qui l’ont occupé ou colonisé. Malgré la grande piété catholique de l’île importée au iie siècle par les Romains et qui s’est réellement établie dans la population durant l’occupation pisane puis gênoise, des pensées et pratiques païennes dans le domaine magico-religieux ont survécu plusieurs millénaires face à ce que l’on pourrait nommer un colonialisme spirituel, remplaçant les croyances issues du mégalithisme. Mais ce basculement, plutôt qu’une persécution violente, est passé par l’assimilation des cultes et croyances afin de convaincre une population résistante. Il s’agissait donc de démêler les conceptions judéo-chrétiennes différents héritages culturels issus du mégalithisme et de la pensée mythique, afin d’étudier une conception croisée de l’imaginaire corse qui survit encore aujourd’hui. Ce travail de recherche sera notamment détaillé dans l’article du Parergon : « Le mazzerisme. La pensée des passages dans la culture magique corse :
du culte des morts à la résistance culturelle, la puissance de l’image. », reprenant les formes de la recherche universitaire académique autour des contaminations du culte des morts dans notre conception de l’image.
Dans cette recherche, l'utilisation des différents parlés — regroupant autant des langues, vivantes ou mortes, que des dialectes et sociolectes — a pour fonction de questionner les concepts dans leurs origines étymologiques. Cette utilisation permet de faire des liens entre les territoires, les peuples, les techniques et les penseur.se.s à la manière de la l’étude démologique. On notera ainsi la présence importante de termes en Grec ancien : cela nous ramène à son influence dans la pensée mythique occidentale, ainsi que dans la pensée théologique par la littérature patristique. Mais par cette utilisation des parlés, dans un tout autre registre, il s’agit également créer un système d'intensification : passer du français au corse sans distinction, se basant sur cette alternance quotidienne qui diffère selon le degré de maîtrise du locuteur.ice et du receveur.se. Cette mise en relation rejette donc la logique de la traduction unilatérale et des manques systématique qu’elle crée, tout en permettant de considérer la puissance du langage dans la culture corse. Dans les sociétés et territoires où survit encore la pensée magique, J. Favret-Saada nous dit que le langage n'est jamais seulement communication, et entre dans la logique d’une guerre constante : on pourrait parler d’une augmentation magique de la valeur illocutoire du langage. Il faut rajouter à cela en Corse l’importance de la langue dans une société dont la transmission s’est faite exclusivement à l’orale pendant des siècles : cela nous pose la question de la place du chant, depuis la tradition funèbre du voceru jusqu’à son utilisation actuelle comme instrument de résistance politique et mémorielle, particulièrement depuis la période du Riacquistu (mouvement culturel des années 1970 de réactivation de la culture corse, portée par la pensée politique d’émancipation). Face à sa crise actuelle, il s’agit de montrer le changement de statut qui touche la langue corse, devenant un instrument à la fois de puissance que de résistance, tandis que s’atténue sa portée strictement communicante. Il s’agissait donc d’étudier les différents modes d’augmentation performatif du langage, mais aussi leur désactivation. Pensons à Dorothy Carrington, écrivaine britannique ayant étudié la Corse : alors qu’elle pensait avoir détruit le pouvoir magique de certaines prières par leur révélation, Roccu Multedo, spécialiste de l’occulte corse, lui expliqua que la traduction d’une prière ne la trahissait pas, car ce n’est pas le sens qui importe, mais bien la sonorité de la déclamation, l’épreuve de la forme, l’adresse. « De la musique avant tout chose » disait Paul Verlaine, pourvu qu’elle soit impaire.
Dans ce travail de recherche, plusieurs modes de citation sont présentés. Dans les apophtegmes, systématiquement en italique, il s’agit d’une alternance entre les propos oraux retranscrits selon la méthode anthropologique et les propos issus de travaux de chercheur.se.s directement intégrés au texte. Ils sont confrontés à l'utilisation récurrente de la première personne dans le texte qui fait adhérer à la recherche l’expérience de la subjectivité et de l'intimité. Mais nous trouvons dans le Parergon une toute autre utilisation de la citation : il s’agit des références de recherche cités en bibliographie. Ce troisième mode se veut être une possibilité de reconstruction du discours des Apophtegmes, étant utiles à la fois à ma position d’auteur qu’à celle du lecteur.rice ; mais également une représentation métrique, en surface, du temps de la recherche. Cette accumulation les disposent en un atlas dense dans l’héritage des études de A. Warburg et W. Benjamin, afin de faire émerger leurs possibilités dialectiques dans l’extraction de leur structure originelle et la création d’un nouvel ensemble commun — c’est pour cela que les citations des carnets des apophtegmes ne sont pas sourcées selon la méthode universitaire.
Enfin, le dernier axe de recherche, qui porte le choix du discours, a été d'amener la création d'un manque pour toute personne en déficit face à langue mais aussi face aux concepts. Le.a lecteur.ice devant se référer au lexique ou aux articles annexes du Parergon dans beaucoup de cas pour assimiler le discours, cela permettait de révéler l’expérience de l'amphibologie dans la perception l'insularité : l’amphibologie est la lecture double des signes, jouant sur une expérience conflictuelle du manque (non-accès à ce double) et de l’augmentation (accès à ce double) face à un propos donné. Cette résistance, ce conflit entre intérieur et extérieur, face au lecteur.ice me permet également questionner la manière dont sont comblés les manques selon nos polarités dynamogrammiques (A.Warburg) : la définition culturelle et biographique du spectateur.ice et du lecteur.ice, mettant en lumière la question de l’adresse. Dans l'héritage de Paul Valéry, il a s'agit de provoquer, par l’effort de la lecture d’un texte qui ne se livre pas, le temps de l’arrêt et la lenteur, et créer la résistance dans une volonté de transformer le corps sur lequel adhère le discours (J. Butler) afin d'imposer l'épreuve insulaire, et de la faire tendre comme une épreuve de l’image. L’écriture puise ainsi sa structure dans une double transcendance : l'arrêt et la répétition, inspirée du montage cinématographique et poématique (G. Agamben). La grande difficulté théorique était que chaque définition de l’insularité de par son unicité ou son irréductibilité aboutissait systématiquement à un échec, il m’a donc fallu accepter que sa structure ne fonctionne qu’en archipelité dont il revenait de chercher les isthmes. Je propose ainsi à la fin du Livre I une définition commune par l’épreuve de la résistance qui inclue une structure relationnelle entre les éléments, au minimum entre le conflit intérieur et extérieur, et qui m’amène à une définition de l’image similaire. Le choix de la structure en apophtegmes me paraissait donc logique pour cette recherche qui fonctionne en toile tissée entre les concepts mais aussi pour varier les modes d’écriture ; car si chaque texte fonctionne indépendamment, il participe à former un ensemble cohérent, archipelique. Et ce mémoire, par sa forme et ses choix, pose tente de répondre à un enjeux par le Livre I : comment une recherche peut-elle, par la résistance, à son tour, faire œuvre ? Car ce travail, loin de se détacher de mon travail plastique, l’accompagne, l’enrichit, l’active.
Telle a été mon approche de l'image et de l'insularité qui a été autant une manière de penser la définition du peuple, mais aussi les registres d'intensification, d'incarnation et de performativité : la façon dont les croyances magico-religieuses ont adhéré à l’image et survivent en elle. C’est donc une tentative de réactualisation du rite au sein de la pratique artistique, théorique et plastique : une production à voir par prisme de l’opérativité et l’effectivité, du langage à l’image depuis la pensée mégalithique à nos jours, dans un héritage chrétien. Je réutilise d’ailleurs la définition de l’artiste corse comme Christaghju, celui qui façonne le Christ, mot désignant le sculpteur dans une tradition où les arts dits plastiques étaient exclusifs à la pratique religieuse, tandis que la plus grande forme d’expression profane demeurait le chant et la poésie que l’on trouvait près des aires de battage : d’où un si grand intérêt pour l’oralité et sa plasticité. Arte était d’ailleurs un mot nullement lié à la création plastique, et désignait bien plus une compétence ou un savoir-faire technique que l’on pouvait transmettr : chi hà e so’arte, hà e so’parte (celui à qui les parents ont transmis un savoire-faire tiens son héritage), ce qui encouragera une forme d’ « artisanat d’art » à la période du Riacquistu. Créer en Corse, c’est tenter d’analyser puis séparer les différentes strates présentes dans l’imaginaire et l’imagement insulaire, dans le rapport de puissance entre vision (ochju, mazzerisme, culte de la pierre) et langage (incantesimu, ghjastema, illocutoire) accumulés dans une très longue tradition créatrice, sacrée et magique. Cette citation de Pierre Saly-Giocanti, qui analyse le rapport à l’imagerie pieuse en corse, contient en elle les enjeux qui m’ont portée dans la conception de l’image :
« Si Dieu n’est pas ou peu représenté, et sa représentation tardive et suspecte, Jésus, Marie et les saints le sont très abondamment dans la pratique culturelle du catholicisme corse. Celui-ci a donné aux images saintes un véritable statut d’ “ intercession ” : pas de procession sans la statue du saint patron du village. Parfois, on était à la limite, que l’Église ne voulait pas voir dépasser, entre la signification symbolique de l’image et une sorte de croyance de ses vertus divines propres : toucher la statue portait bonheur. Dans quelques rares cas, la statue était censé avoir pleuré ou saigné, “ miracle ” aussitôt inclus, après validation, dans le florilège de la sainteté. Il est difficile de ne pas mettre en relation cet aspect avec une origine animiste lointaine : l’objet, pierre ou statue, porte en lui-même une essence sacrée. Le voir ou le toucher permet de s’approprier une partie de cette sacralité (c’est moi qui souligne). » (P. SALY-GIOCANTI, 2023)
« Toute parole est une terre / Il est de fouiller son sous-sol / où un espace meuble est gardé / brûlant, pour ce que l’arbre dit » (E. GLISSANT, poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994)
Dernière actualisation 25 Septembre 2024