︎ Prupià 21
︎ St Lucie-de-Tallano-5k.Solenzara-63k.FLNC
︎ Gorgo
︎ Glaukos
︎ Sans-titre
︎ Cazanova
︎ Mezzaru
︎ Mizar
︎ A-lètheia
︎ 107.2
︎ Canari
La photographie a longtemps été définie par la certitude d’une absence, effective ou anticipée, dont il nous faudrait restituer un spectre d’intensité, une survivance, une rémanence. Cette pensée est particulièrement intallée en Occident selon Marie José Mondzain car elle nous serait directement inspirée par la conceptualisation de l’iconophilie chértienne reposant sur une gouvernance par l’image (l’économie trinitaire liée aux images étant elle-même inspirée de conceptions grecs et latines), la photographie chancellant entre différents registres : notamment image reliquaire et achiropoïètikon (image non produite par la main de l’homme), ce qui s’illustre particulièrement dans la comparaison avec les Saints Suaires. Mais, plus proche de nous, cette pensée trouvera son actualisation au XIXe siècle, rationnalisée par une croyance cette fois-ci mécanique de la photographie, qui sera justifiée théoriquement par l’utilisation de procédés physico-chimiques, couplé aux premières conceptualisation de la notion de “patrimoine”. Ce syncrétisme scientifico-religieux sera particulièrement interrogé à partir de la seconde moitié du XXe siècle, d’abord face à la culpabilité européeenne et l’angoisse de la “triple destruction” durant la Shoah — dont la tentative de destruction des corps et des archives fut proche d’une Damnatio memoriae (concept romain parfois utilisé par analogie : effacement total de la mémoire d’un groupe ou d’une personne). Cela se répercutera aussi dans la photographie de l’intime, couchée théoriquement de manière paradoxale par Roland Barthes face à l’irrécupérable disparition de sa mère dont il ne peut révéler l’image, puis particulièrement encore, face au cotoiement de la mort durant l’épidémie de SIDA.
Par la photographie, nos spectres sont devenus des êtres mécaniques, tout aussi loin de la Résurrection. Quand vient la prise, la suspension de matière vaut comme une fixation, un corps de chair figé en un corps fait de particules fines des procédés argentiques, levées par le Soleil lui-même ; puis la donnée numérique fera se poser la question de ce contact disparaissant entre chair et matière, du “traitement” du réel plutôt que sa fixation, jusqu’à avancer la fin d’un processus par la perte d’une immédiateté de ce contact. Mais cette fin, bien plus qu’une perte de contact, s’illustre par la perte d’une croyance autour des pouvoirs du procédé photographique : ainsi avons-nous parlé d’une post-photographie. Or, revenant aux croyances depuis la Corse, comment penser cette absence, cette fois-ci dans une culture pensant le monde par croisement des plans : celui des vivants et des morts ? La visibilité en Corse n’est pas à éloigner de la pensée mazzerique : une forme de chamanisme issu du culte des morts qui trouverait ses premières traces dès les premières sédentarisations des peuples du Néolithique. Ayant traversé les âges et les religions, le mazzerisme nous est aujourd’hui conté particulièrement par les chasses nocturnes, rêvées ou somnambuliques, de personnages passeurs dotés d’une hypersensorialité, d’une vision double. Cependant, ce rôle de marquage n’est pas à séparer des pratiques entourant l’ochju (mauvais œil), dont la guérison par les signadori (guérisseur.se.s) dépend eux aussi de pouvoirs chamaniques, qui auraient une origine commune avec ceux des mazzeri. Dans l’ochju, c’est la pensée d’un pouvoir qui survit dans le sort de la jettatura, la pensée d’une puissance dans la visibilisation, un pouvoir du regard.
Ce projet est donc une attention aux regards, aux fixations et aux particules fines. Le nom du projet, Sciroccu, témoigne de cette attention par cette référence au vent du Sud transportants ces particules depuis le Maghreb. Interrogeant à la fois le voilement mais aussi la transformations des corps et leurs déplacement, il s’agit donc d’étudier ce rapport au recouvrement par la fameuse attention heideggerienne portée à l’alètheia, ces opérations de voilement/dévoilement qui sont tout autant porteuses de révélations que de latences, touchant à la mémoire et à la perception du monde. Ici, cette pensée du surgissement trouve particulièrement son ancrage dans a petra uchjata (la diorite orbiculaire) dont le gisement se situe à Santa Lucia di Tallà, quasiment épuisé par le pillage. Regardons cette pierre d’où germent les yeux pers, le glaukós d’Athéna, l’éclat rayonnant, et questionner la puissance du regard dans une culture magique, des mazzeri aux yeux qui se forment dans l’huile d'a razione (opération de conjuration de l’ochju). À notre tour d’étudier les spectres de l'invisible, les variations d’intensités, les surgissements.

Glaukos#1 / 2024
Diptyque, tirages C-Print deep mat 30 x 40 cm, encadrement noir
“L’œil d’Athéna est l’œil qui éclaire et resplendit. C’est pourquoi lui appartient, comme un signe de ce qu’elle est, la chouette, ή γλαύζ. Son œil n’a pas seulement l’ardeur de la braise, il traverse aussi la nuit et rend visible ce qui serait, autrement, l’invisible.”
Martin HEIDEGGER, Conférence d’Athènes, 1967
“La photographie, sans geste et sans mot, par le seul effet de la lumière, accomplit une opération eucharistique non sacramentelle, puisqu’elle peut se passer des mots transformateurs et montrer le corps et le sang. Les yeux du croyant vont communier avec elle et être dessillés par elle. […] La pensée magique ne cesse d’opérer par équivalence de l’image et du mot, d’un faire consubstantiel à un dire. Telle est la magie du désir. L’appareil photographique agit sans mot, comme une formule magique, un abracadabra mutique qui produit de l’abracadabrant muselant.”
Marie-José MONDZAIN, Image, icône, économie : Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Seuil, 1996, 279 p.
